dimanche 2 mai 2010

Le corps informatisé

Depuis que nos téléphones mobiles sont devenus des ordinateurs notre corps est relié à l'automate programmable ubiquitaire (APU) que constitue l'ensemble mondial des ordinateurs en réseau : pour le meilleur et pour le pire, nos corps sont désormais informatisés.

Le pire :
- si nous n'y prenons pas garde, les données que nous communiquons à l'APU (messages, consultations du Web, transactions financières, géolocalisation etc.) peuvent être espionnées et utilisées de façon malveillante ;
- il nous faudra du temps pour acquérir les savoir-faire et savoir-vivre répondant à cette situation nouvelle, dans l'intervalle nous serons maladroits et impertinents.

Le meilleur :
- notre accès à l'information devient de plus en plus facile ;
- nous pourrons bénéficier de services inédits, par exemple en télémédecine.

Gary Wolf, dans "The Data-Driven Life" (The New York Times, 26 avril 2010), décrit certaines des possibilités ouvertes par le corps informatisé et, incidemment, certains des excès qu'elles peuvent occasionner.

Il montre comment vivent des personnes qui se sont habituées à noter tous les détails de leur emploi du temps sur leur ordinateur. Cela leur permet de se livrer sur elles-mêmes à des expériences minuscules mais utiles : boire du café favorise-t-il leur concentration ? leur temps est-il ou non dévoré par les occupations quotidiennes (faire sa toilette, faire la vaisselle etc.) ?

Le site The Quantified Self est consacré à ce genre d'expérience. Les personnes qui s'y livrent acquièrent une meilleure maîtrise de leur activité mais il faut qu'elles l'accompagnent par une saisie continue et qu'en outre elles sachent traiter les données : cela leur impose une contrainte et il n'est donc pas certain qu'au total elles s'en trouvent mieux.

Il n'en est cependant pas de même si les données sont recueillies automatiquement par des capteurs miniaturisés. Un accéléromètre inséré dans une chaussure fournit un flux de données qui, traitées par un algorithme de calcul et de statistique, enregistre l'activité physique. D'autres capteurs observent la durée et la qualité du sommeil, le rythme du coeur, la tension, la respiration. Des signaux peuvent être envoyés à un médecin si l'on est hypertendu ou cardiaque. Un sportif peut analyser le détail de ses gestes et faire ainsi sur lui-même des analyses qui n'étaient auparavant possibles que dans l'enceinte d'un laboratoire.

On peut craindre que cela n'encourage l'hypocondrie et, plus généralement, un excès d'attention de chacun envers sa petite personne. Wolf cite un exemple contraire : en s'observant, des parents ont pu voir qu'ils consacraient moins de temps qu'ils ne le croyaient à la conversation avec leurs enfants.

*     *

Notre rapport à l'espace est déjà transformé par la géolocalisation. Notre rapport au temps sera bientôt lui aussi transformé, ainsi que notre mémoire.

Supposons en effet que nos lunettes soient équipées d'une caméra miniature couplée à un logiciel de reconnaissance de caractère : nous pouvons classer et indexer nos lectures, dûment horodatées et localisées, dans la mémoire informatique puis les y retrouver à l'aide d'un moteur de recherche.

Avec un logiciel de reconnaissance vocale, nous pouvons stocker sous la même forme les conversations auxquelles nous participons, les cours et conférences que nous écoutons etc. Accumulé durant une vie entière tout cela ne représente que quelques gigaoctets...

Cela viendra ! Le corps s'informatise, avons-nous dit, pour le meilleur et pour le pire et il est impossible de décider si c'est bien ou mal : cela se produit, voilà tout ; pour acquérir le savoir-faire et le savoir-vivre correspondant il faut percevoir en quoi cela consiste.

Nous ne parvenons pas, moi le premier, à concevoir comment nous vivrons dans ce monde-là. Mais pour prendre un exemple d'une évidence banale, aurions-nous pu dans les années 1970 nous représenter ce monde où chacun est équipé d'un téléphone mobile ?

Et puisqu'il est question de meilleur et de pire, l'écriture n'a-t-elle pas déformé la langue en détrônant l'oralité ? La lecture, que nous aimons tant, ne nous empoisonne-t-elle pas autant qu'elle nous nourrit ? Le meilleur des écrivains ne nous intoxique-t-il pas en nous inoculant sa vision du monde ? Et que dire de tant de mauvais écrivains...

J'exagère ? Pas du tout ! L'écriture et l'imprimé recèlent des dangers, ainsi que la connaissance, la réflexion et la pensée : cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, 1750.

C'est dans la pratique, et elle seule, que la question du bien et du mal peut se dénouer. Seul importe donc le soin que nous mettrons à acquérir le savoir-faire et, surtout, le savoir-vivre qui répondent au corps informatisé. Devant la nouveauté qui s'annonce, ni l'effroi ni l'enthousiasme ne sont de mise : il faut plutôt une attention vigilante, constructive et prudente.

1 commentaire:

  1. Bonjour,

    En complément à cet intéressant article, j'invite les lecteurs à consulter ce site :
    http://mirrors.aceldama.com/gm/

    ... une sélection d'articles de 1985 du Toronto Globe & Mail, imaginant le monde et la technologie au quotidien en 2010... où l'on voit à quel point la projection est un excercice difficile !

    Cordialement,

    Michel

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