vendredi 7 janvier 2011

Justice, science et vérités

Le système judiciaire et la science n'ont pas la même conception de la vérité.

Pour le système judiciaire celui qui a commis un crime ou un délit est présumé coupable tant qu'un jugement n'a pas été prononcé, et même si le crime ou le délit ont été commis dans des conditions telles qu'il n'existe aucun doute sur la matérialité du fait. Une fois le jugement prononcé, par contre, cette personne sera déclarée coupable même si la matérialité du fait n'a aucunement été prouvée.

Réponse à des commentaires : j'ai écrit « présumé coupable » parce que cela correspond à la réalité. La loi dit que celui qui n'a pas été condamné est « présumé innocent », mais elle n'est pas plus respectée que le secret de l'instruction : les médias parlent d'« assassin présumé », de « violeur présumé » etc. et il est notoire que le juge d'instruction considère le mis en examen comme un coupable. Ici, comme ailleurs, le politiquement correct entraîne un surcroît d'hypocrisie et une dégradation du vocabulaire (« mis en examen » pour « inculpé » et « présumé » utilisé à temps et contretemps).

Ainsi, tandis que la démarche expérimentale plie la théorie scientifique sous le joug des faits, la démarche judiciaire s'affranchit de leur constat avant comme après un jugement. Certes il arrive qu'un jugement s'appuie sur des faits prouvés et alors c'est tant mieux ; mais il arrive aussi qu'il se contente de « preuves » fallacieuses (le tribunal prend par exemple les aveux pour argent comptant alors qu'ils sont notoirement fragiles), ou qu'il tranche selon la seule « conviction intime » du juge ou des jurés et alors que rien n'a été prouvé.

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Les scientifiques savent que le respect de la procédure (qui chez eux s'appelle « protocole expérimental ») ne garantit pas la valeur d'une théorie : il y faut aussi l'instinct, le « coup d’œil » qui oriente la recherche vers une piste féconde, puis encore le bon sens qui aide à trier les hypothèses.

Les juristes, eux, accordent la plus grande importance à la procédure : on ne pourra rien reprocher à un magistrat qui manque de jugement (cela arrive) tant qu'il respecte la procédure. Observons cependant que Salomon avait suivi non pas une procédure, mais le bon sens...

Les avocats obtiennent parfois des relaxes qui étonnent en retournant contre l'accusation l'arme de la procédure. L'hommage qu'ils rendent ainsi à celle-ci est cependant périlleux : si elle donne certaines garanties à la défense, elle n'est qu'un mécanisme et en tant que tel elle est indifférente à l'équité.

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En outre, et contrairement à la vérité scientifique qui tout en étant ferme dans le constat des faits soumet leur explication théorique à la critique, la justice prétend que ses décisions ne doivent jamais être critiquées : la loi punit en effet quiconque a « cherché à jeter le discrédit sur un acte ou une décision juridictionnelle [1] ».

Cette loi, nous l'avons vu, est parfois violée par ceux mêmes qui sont chargés de l'appliquer (elle l'a été par le ministre de l'intérieur et par des policiers à l'occasion d'un jugement rendu à Bobigny) : on s'en étonne à raison mais ce n'est pas de cela que je veux discuter ici.

Si l'on tient tant à ce que les décisions de justice soient indiscutables, c'est parce que l'on fait passer l'ordre avant l'équité. Deux personnes se disputent, un arbitrage est rendu, la paix revient et mieux vaut un mauvais arbitrage qu'une dispute qui n'en finit pas. Un crime a été commis, un coupable a été désigné et condamné, n'en parlons plus. Les décisions prises selon la procédure doivent être incontestables.

C'est pourquoi, et contrairement à la science, la justice répugne à reconnaître ses erreurs. Or elle en commet inévitablement, ne serait-ce qu'en raison de la charge de travail qui oblige les magistrats à juger à la chaîne. Si l'on examine la façon dont les jugements se passent, et si l'on compare les décisions de justice à d'autres décisions dans d'autres domaines de la vie, on devra reconnaître qu'il existe dans tout jugement une probabilité non nulle d'erreur. Supposons que 90 % des jugements soient raisonnables et que 10 % ne le soient pas : il se trouve alors probablement, parmi les 65 000 détenus qui sont dans les prisons françaises, 6 500 personnes qui ne devraient pas y être.

Ces personnes sont, dans les faits, soumises à une détention arbitraire – dans les faits mais non selon le système judiciaire, puisqu'elles ont été mises en prison selon la procédure.

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Aux vérités scientifique et judiciaire on peut encore ajouter la vérité religieuse et aussi la vérité hiérarchique (lorsqu'un dirigeant prétend être un expert), mais ces vérités-là sont toutes deux proches de la vérité judiciaire.

Il n'est pas sans conséquence, pour une société, qu'y coexistent deux formes de vérité. La conversation entre un scientifique et un juriste est un dialogue de sourds, mais lorsque un conflit se produit entre la science et l'appareil judiciaire celui-ci aura le dernier mot : il faut que force reste à la loi, dussent la logique et l'équité être toutes deux foulées aux pieds.


[1] Article 434-25 du code pénal : « Le fait de chercher à jeter le discrédit, publiquement par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance est puni de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende. »

5 commentaires:

  1. Pour le système judiciaire, celui qui a commis un crime ou un délit est présumé coupable tant qu'un jugement n'a pas été prononcé... => Présumé innocent, il me semble.
    Je ne suis pas juriste, mais il me semble important de bien assurer l'indépendance de la justice ; c'est même un des fondements de la démocratie.
    Et fort heureusement, il existe une procédure d'appel, même aux assises.
    Pierre G.

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  2. Il me semble que la principale différence entre la vérité scientifique et la vérité judiciaire tient à leur relation avec le temps.
    La théorie scientifique cherche à comprendre un phénomène de la nature. La théorie se vérifie quand l'expérience peut se reproduire et donc être prévisible quant à ses résultats. En ce sens, la science prévoit l'avenir. Pour y parvenir, et suivant les termes de Kant, "la raison somme la nature de répondre à ses propres questions".
    Le judiciaire s'occupe d'événements du passé, le plus souvent uniques. Sa technique de recherche de vérité est donc fondamentalement différente. De plus, elle interroge des hommes et non pas un phénomène naturel. La procédure est là pour protéger les hommes contre des investigations un peu trop poussées. C'est un problème qui ne se pose pas lorsqu'on interroge la nature.
    Pourtant, les méthodes scientifiques apparaissent dans la recherche de la vérité judiciaire. On pense à la recherche d'indices et de faits matériels. On pense aussi aux reconstitutions qui empruntent à la méthode scientifique la technique expérimentale. De plus, et comme le dit le précédent commentaire, la procédure judiciaire peut être contestée par les procédures d'appel ou de cassation.

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  3. @Pierre G.
    Votre remarque sur la présomption d'innocence est importante. J'ai répondu dans le corps du message.

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  4. @René
    Il est vrai que la science peut prendre son temps, et procéder à des expériences contrôlées et répétées. Ce n'est pas le cas de la justice.
    La différence essentielle est cependant ailleurs et la voici : la pierre de touche de la science réside dans les faits, celle de la justice réside dans la procédure.
    Certes, la justice préfère s'appuyer sur des preuves et c'est heureux. Mais elle se contentera souvent d'un aveu ou de la conviction intime d'un jury.
    Vous pouvez ainsi être condamné pour des faits que vous n'avez pas commis, donc sans aucune preuve mais en respectant la procédure. Si par la suite la preuve de votre innocence est apportée, la justice se refusera longtemps à réviser sa première décision.

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  5. Bonjour,

    Je vous propose d'aller découvrir sur mon blog (http://didierchambaretaud.blogspot.com/2011/01/miguel-benasayag-entre-legitimite-et.html) ce que dit Miguel Benasayag de la recherche de la Vérité et de la distinction qu'il fait entre légitimité et légalité. Je crois que cela complète votre propos.
    A bientôt

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