dimanche 18 décembre 2011

Un dirigeant doit savoir lire

Après la publication de la « lettre ouverte aux présidentiables » j'ai reçu des messages amicaux mais critiques : « les dirigeants ne lisent pas », m'écrit l'un, « ils ne lisent pas une note qui fait plus de deux pages », écrit un autre.

J'ai souvent entendu ces phrases-là. Quoique « réalistes » elles m'ont toujours paru envelopper une erreur : dans les informations qu'un dirigeant reçoit il faut en effet distinguer celles qui sont conjoncturelles et celles qui sont structurelles.

Les informations conjoncturelles sont celles qui lui permettent d'agir, de décider, dans une situation qu'il connaît bien : ce sont, disons, les informations nécessaires à un joueur de football pendant un match. Point n'est besoin de les entourer de longues explications et il faut d'ailleurs agir vite : des notes de deux pages, un tableau de bord court et judicieusement sélectif peuvent suffire.

Les informations structurelles sont celles qui permettent à un dirigeant de comprendre une situation nouvelle, un territoire nouveau qui se propose à son action : c'est, pour filer la métaphore, l'information dont aurait besoin un footballeur s'il lui fallait se mettre à jouer au handball.

Quand la situation change, quand les règles du jeu sont transformées, il faut apprendre les nouvelles règles et acquérir de nouveaux réflexes. Le footballeur qui veut se mettre au handball, aussi expérimenté soit-il, redevient un apprenti : il doit écouter un instructeur, consacrer à l'apprentissage le temps et l'effort nécessaires.

*     *

La plupart de nos dirigeants estiment qu'ils s'abaisseraient en redevenant des apprentis : étant parvenus au sommet ils croient en savoir assez. Ils vont donc exiger que l'on fasse tout passer par l'entonnoir de la « note de deux pages » mais son étroitesse empêche la transmission de l'information structurelle.

Pour prendre une autre métaphore, supposez que l'entreprise soit une automobile dont le dirigeant est un excellent conducteur : il interprète vite les signaux, il conduit habilement.

Mais voici que le contexte change : cette automobile se trouve dotée d'ailes qui la transforment en avion. Si le dirigeant ne perçoit pas cette transformation ou encore si, estimant en savoir assez, il refuse d'apprendre à piloter, il pourra tout au plus faire rouler l'avion sur la piste. L'entreprise, collée au sol, ignorera alors la troisième dimension dans laquelle d'autres savent évoluer.

Lorsque le système technique change, le socle physique du système productif est transformé : l'informatisation a donné des ailes aux entreprises. Pour en prendre conscience, pour évaluer les possibilités et les risques qui se présentent, pour conquérir le cyberespace, les notes de deux pages ne peuvent pas suffire. Un dirigeant qui ne sait rien lire d'autre usurpe la fonction de stratège.

*     *

Qu'est-ce que « savoir lire » ? C'est d'abord choisir ses lectures car on ne peut pas tout lire. Il faut savoir sélectionner les textes que l'on lira lentement et attentivement : quelques phrases suffisent d'ailleurs à un bon lecteur pour évaluer un texte selon le ton et la tenue.

Je conçois que l'on rejette un texte parce que l'on ne s'intéresse pas à son sujet ou parce qu'on le juge mal bâti et confus. Par contre je ne conçois pas qu'on le rejette pour la seule raison qu'il serait « trop long » : un texte ne se juge pas selon sa longueur mais selon sa qualité.

Refusera-t-on de lire Guerre et paix ou La chartreuse de Parme parce qu'on les trouve « trop longs » ? Vous direz que les études et documents techniques ne sont pas de la littérature. C'est vrai, mais il faut savoir utiliser dans l'activité professionnelle l'art de la lecture acquis en lisant la littérature.

4 commentaires:

  1. Tout cela est très juste — et plus : la plupart des politiques sont réputés grands lecteurs. De romans, de polars ou d'autre chose — des livres qui leur permettent de s'évader, un moment, de la trépidation de l'actualité et des médias.

    Et c'est justement ce que propose, aussi, un document comme la "lettre ouverte". Ouvrir la fenêtre pour voir, certes le même monde réel que celui décrit par l'actualité, mais le voir clairement, d'en haut, et non le nez collé au sol. Ça doit reposer et "déstresser", aussi, le dirigeant politique.

    RépondreSupprimer
  2. L'article "Choisir ses lectures" - que je n'avais pas lu en son temps - traite d'un sujet fondamental. La longueur d'un texte et/ou la durée de sa lecture (liée à sa complexité et à notre état d'éveil ) sont des critères de sélection aussi importants que la sélection de ce texte. Nous avons constamment besoin d'arbitrer notre temps limité et d'orienter l'acquis potentiel d'une nouvelle lecture en fonction de nos objectifs déjà identifiés, incluant l'exploration de terres nouvelles. C'est là une rude tâche. Etre membre d'une communauté de "curateurs" identifiés qui échangent et "notent" leurs sélections (en importance et longueur/durée) constitue un atout décisif.
    R.Joscat

    RépondreSupprimer
  3. Bonjour Michel et bonne année 2012!

    En effet, un dirigeant se doit de savoir lire... et écrire!

    Quelle légitimité un cadre supérieur ou dirigeant a-t-il lorsque les fameuses "notes de cadrage" ou autres "directives" qu'il publie sont truffées de non-sens, de fautes d'orthographe, de grammaire et de syntaxe, et qu'elles sont polluées par le "frangliche" abscons dont vous avez fréquemment relevé l'inanité?

    Il me revient en mémoire l'intervention d'un "communicant" dans un amphi de mon ancienne école définissant son "job" comme "matcher les targets au niveau du bottom-up" (Authentique!)

    Par ailleurs, l'orthographe écorchée de type "SMS" est à mes yeux est une des conséquences les plus graves de l'évolution extraordinaire de la téléphonie mobile en l'espace de deux décennies.

    Pensez-vous Michel qu'il existe des solutions efficaces et pérennes pour lutter:

    1) Contre l'appauvrissement de notre langue?

    2) Contre la culture de l'instantané induite (excessivement selon moi) par l'Internet et le fameux "progrès technologique" (smartphones, PDA, et autres tablettes)?

    Cordialement,

    GV

    RépondreSupprimer
  4. Cher Mr Volle, pour commencer je vous prie d’accepter mes meilleurs vœux de réussite pour le nouvel an 2012 et d’une santé continuellement soutenue. Le problème soulevé est pertinent et votre analyse très au point. Je crains toutefois que la majorité des décideurs interrogés sur cette double distinction ne vous disent « Cela, nous le savons ! ». A mon humble avis, ayant été conseillé auprès des décideurs, 2 pages me semblent bien indiquées pour un dirigeant important. Pas plus. Plusieurs questions pertinentes existent cependant dont ici quelques unes : 1) qu’est-ce qu’on met dans les 2 pages sachant que le contenu (surtout), la forme, la densité et le niveau de synthèse diffèreront selon qu’on est face au Président, au PM, à un ministre, au Préfet, au Président de région, au PDG de grand groupe ou à un directeur général central / délégué. 2) Qui prépare ces deux pages ? 3) Sont-ils compétents ? Ces derniers n’exposeront jamais ce que leur intelligence n’aura pas cerné. Un dirigeant aura toujours une foule de dossiers en instance, certains datant de plusieurs années. Les lui résumer sur 2 pages vaut mieux que le laisser se démerder tout seul à distinguer dans ce fatras de données les deux types d’information, et les plus pertinentes. En revanche, s’ils sont entourés par de gens brillants et sachant communiquer par écrit et verbalement, il est certain qu’un bon style de présentation des "2 pages" ne manquera pas d’aiguiser son appétit pour plus de clarté et de précision sur un point, ce qui le poussera à vouloir lire et saisir par lui-même un dossier plus volumineux. Ceci est particulièrement vrai à l’égard des ingénieurs qui n’ont pas particulièrement développé les techniques de communication dans leur cursus, obnubilés qu’ils étaient par les matières scientifiques et techniques. Je suis moi-même ingénieur de formation (vous l’êtes aussi) maintes fois intrigué par l’indifférence des décideurs à l’égard de dossiers "prioritaires". Croyez-moi, parvenir à la présentation la plus sexy pour susciter l’intérêt et forcer la décision des décideurs est un art de haute voltige à ne pas négliger. Un art dont la maîtrise passe par une remise en cause permanente de notre manière de communiquer. Sinon nous tomberons dans le piège qui consiste à espérer que les décideurs aient la configuration logique de l’ingénieur que nous. Ils ne le veulent surtout pas. Et nous ne devons pas l’espérer non plus. Humblement.

    RépondreSupprimer