samedi 21 mars 2015

La tentation du suicide collectif

Les deux premières révolutions industrielles (1775, 1875) ont été suivies, quelques décennies plus tard, par des guerres dévastatrices (celles de la Révolution et de l'Empire, celles de 1914-18 et 1939-45). Il y a là sans doute non une corrélation, mais plutôt une causalité.

Chaque révolution industrielle a en effet bouleversé la société : le rapport avec la nature a été transformé et avec lui la façon dont on travaille, la nature des produits et de ce que l'on consomme. La délimitation des classes sociales a changé : certaines ont disparu, d'autres sont nées, la perspective et les repères offerts au destin individuel se sont déplacés.

Après la première révolution industrielle ce qui restait du régime féodal par exemple a été balayé, la noblesse a perdu ses privilèges, le pouvoir est passé dans les mains de la bourgeoisie. La deuxième a vu émerger la grande entreprise et, avec elle, la classe des ingénieurs et des administrateurs ainsi que l'ascenseur social par les études tandis que l'aristocratie perdait le dernier reste de son prestige : Proust a mis cela en scène dans Le temps retrouvé.

Pendant de tels événements les repères anciens sont perdus mais les repères nouveaux ne sont pas encore visibles. Beaucoup de personnes sont déboussolées : c'est la cause de l'épidémie de névrose et d'hystérie que Charcot et Freud ont constatées.

Nous avons connu aux alentours de 1975 une troisième révolution industrielle, celle qu'apporte l'informatisation : l'économie et la société s'appuient désormais non plus sur la mécanique, la chimie, le pétrole et l'électricité, mais sur la microélectronique, le logiciel et l'Internet. Les tâches répétitives sont automatisées, la main d’œuvre fait place à un cerveau d’œuvre, des compétences naguère recherchées ne trouvent plus d'emploi, les repères anciens sont effacés alors que les repères nouveaux n'apparaissent pas encore.

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Les causes de la guerre de 1914-18 sont multiples – rivalité des impérialismes, peurs mutuelles, somnambulisme des chefs d’État, etc. – et aussi la mécanique, la chimie, l'électricité et le moteur avaient apporté aux armées le potentiel d'une puissance destructrice qui n'attendait que l'occasion d'une décharge. Par ailleurs le désarroi de la société s'exprimait dans une pulsion suicidaire, la victoire devant pensait-on s'acheter par le sacrifice : « mourir utilement, c'est tout l'art de la guerre ! Attaque et meurs, officier de France ! », lisait-on alors (Michel Goya, La chair et l'acier, Tallandier, 2014, p. 61).

Notre situation est analogue mutatis mutandis à celle qu'ont connue ceux qui vivaient aux début du XIXe et du XXe siècles, notre désarroi est semblable au leur. Lorsque les sociétés sont mises de la sorte sous tension, leur tissu craque dans ses endroits les plus fragiles. Des choses étranges se produisent alors dans le monde de la pensée, dans les vies individuelles, dans l'économie. Des idéologies monstrueuses séduisent.

Ce désarroi n'est-il pas l'une des causes aujourd'hui du néo-nazisme, de l'extrémisme à prétexte religieux, du racisme et des formes pathologiques du nationalisme, de la haine si répandue enfin envers tout ce qui est simplement raisonnable ? L'utilisation du suicide comme arme n'est-elle pas révélatrice ?

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Après 1775, après 1875, il a fallu attendre quelques dizaines d'années pour que la tension se décharge sous la forme d'une catastrophe. Quelques dizaines d'années se sont écoulées depuis 1975 et nous nous trouvons au bord d'une catastrophe analogue, le Moyen-Orient de 2015 remplaçant dans le rôle du détonateur les Balkans de 1914.

La confusion des idées s'oppose cependant à la maturation des esprits. Tandis que l'effort pour comprendre ce qui se passe et en chercher les causes est jugé ringard parce qu'il est constructif, une excitation superficielle est par contre jugée cool.

Le massacre ne pourra cesser que lorsque les individus, fatigués de s’entretuer physiquement ou moralement sans que cela ne calme leur angoisse, consentiront à réfléchir posément pour saisir la racine historique et organique du phénomène et, enfin, pouvoir le maîtriser.

1 commentaire:

  1. Bonsoir, je viens de découvrir votre Blog via à un commentaire de Marc Rameaux.
    Je suis en train de lire tous vos billets de maniere chronologique et celui me rappelle la notion de "systeme" défendu par le site Dedefensa ( "Systeme" apparu lors de la premiere revolution industrielle) :

    http://www.dedefensa.org/article-glossairedde_le_syst_me_08_07_2013.html

    Avec cette différence de civilisation entre les partisan de " l ideal de puissance " (Allemagne et USA) et ceux de l’“idéal de perfection” (France , Italie ).

    Pour cela , il s' appuie sur une analyse de Guglielmo Ferrero :

    http://www.dedefensa.org/article-g_nie_latin_et_germanisme_de_guglielmo_ferrero_1917_08_12_2008.html

    Lorsque vous utilisez le terme d' hysterie , ce site fait reférence à la tendance maniaco-depressive du monde avec les psychologies epuisés

    http://www.dedefensa.org/article-notes_sur_la_maniaco-depression_du_monde_ddecrisis_19_01_2012.html

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