mercredi 22 avril 2015

Pour une économie plus complète (suite)

(Ce texte prolonge la réflexion amorcée dans un autre texte).

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Le modèle qui sert de référence centrale à la science économique se focalise sur la relation entre la production et la consommation, entre la « fonction de production » des entreprises et la « fonction d'utilité » des consommateurs. L'optimum de Pareto est atteint lorsque les prix relatifs, qui déterminent la production et les échanges, sont tels qu'il serait impossible d'accroître le bien-être d'un consommateur sans diminuer celui d'un autre consommateur. La monnaie est « transparente » car seuls importent les prix relatifs des produits, et non leur transcription selon une unité de compte.

Les agents économiques sont censés dans ce modèle posséder une connaissance parfaite des paramètres de l'économie que sont les ressources naturelles, les techniques disponibles, ainsi que les caractéristiques et le prix des produits (le modèle fait donc abstraction des asymétries d'information). On peut introduire le futur en marquant ces paramètres d'un indice t et en les supposant encore parfaitement connus : cela permet de modéliser l'épargne et l'investissement.

Ce modèle semble ainsi avoir réponse à tout mais ce n'est pas le cas car il ne tient pas compte l'incertitude du futur. Or si l'on peut à la rigueur admettre que la connaissance des paramètres soit parfaite dans une économie instantanée, cette hypothèse n'est pas tenable pour les paramètres futurs : les agents économiques peuvent les anticiper, mais non les connaître. Leurs anticipations sont entourées d'une incertitude dont ils sont plus ou moins conscients, en outre elles diffèrent d'un agent à l'autre. Si l'état présent des paramètres est une référence unique que l'on peut supposer parfaitement connue, il n'en est pas de même pour son état futur car rien ne permet de croire que les anticipations des divers agents soient identiques.

L'extension dynamique du modèle de référence par le simple ajout d'un indice t aux paramètres de l'économie ignore donc une caractéristique essentielle du futur. On peut élaborer un modèle économique plus complet en la prenant en considération.

Il est vrai cependant qu'une branche de la science économique tient compte de l'incertitude : la théorie du portefeuille considère celle du cours des actifs financiers, caractérisée par des écarts-types et corrélations à partir desquels il est possible de définir la « structure optimale » du portefeuille. Mais cette théorie ne considère qu'une partie du patrimoine des agents économiques alors que la réflexion doit porter sur l'ensemble de leur patrimoine.

Un article de John Hicks, « A suggestion for simplifying the theory of Money » (Economica, février 1935) aboutit, à partir du patrimoine, à une théorie de la monnaie plus féconde que celle que l'on trouve dans certains ouvrages d'économie.

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Hicks a suggéré d'associer à chaque agent économique non pas une, mais deux fonctions d'utilité : l'une concerne sa consommation, c'est celle que le modèle de référence considère ; l'autre concerne son patrimoine : un agent économique n'est pas seulement un consommateur et un producteur, il est aussi même s'il est très pauvre le propriétaire d'un patrimoine, ensemble des actifs qu'il possède : biens meubles et immeubles, actifs financiers et enfin monnaie.

Les actifs se classent selon qu'ils sont plus ou moins « liquides », c'est-à-dire plus ou moins immédiatement échangeables sur le marché. Les actifs parfaitement liquides sont de la « monnaie », « monnaie » et « liquidité » étant pratiquement synonymes. Les autres actifs sont d'autant moins liquides que leur échange nécessite une négociation et un délai plus longs (que l'on pense aux démarches que nécessite la vente d'une maison), mais ils ont l'avantage de « rapporter quelque chose » alors que la monnaie « ne rapporte rien ».

Si la structure du patrimoine est rationnelle, le classement des actifs selon leur rendement est parallèle et de sens contraire à leur classement selon leur liquidité : un actif rapporte d'autant plus qu'il est moins liquide. On se demande alors bien sûr pourquoi les agents souhaitent détenir de la monnaie, qui ne rapporte rien, au lieu de faire des « placements » qui, eux, rapportent : l'explication se trouve dans l'incertitude du futur.

Il faut en effet détenir une certaine quantité de monnaie pour pouvoir régler les transactions quotidiennes et courantes sans être contraint de négocier la vente d'un actif non liquide. Il faut y ajouter aussi une autre quantité de monnaie afin de pouvoir saisir au vol une bonne affaire lorsqu'elle se présente et, de façon générale, pouvoir réagir rapidement aux accidents imprévisibles que la vie comporte.

Chaque agent a donc, tout comme il a une « structure de consommation désirée », une « structure de patrimoine désirée » qui détermine la part de son patrimoine qu'il juge raisonnable de consacrer à chaque catégorie d'actif en tenant compte de leur liquidité, de leur rendement anticipé et aussi en principe, comme dans la théorie du portefeuille, de l'incertitude et de la corrélation des incertitudes. Le montant total du patrimoine est déterminé par l'accumulation de l'épargne, qui dépend elle-même du revenu actuel, du besoin de consommer et du montant et de l'incertitude des revenus et besoins anticipés.

De tout cela résulte pour chaque agent un « besoin de monnaie ». Si chacun accepte, comme paiement de ce qu'il vend, des billets de banque ou un virement sur son compte, ce n'est pas parce qu'il fait « confiance », comme le suggère André Orléan, à des images imprimées ou à des enregistrements électroniques (L'empire de la valeur : refonder l'économie, Points, 2013) : c'est parce qu'il en a besoin pour maintenir ou accroître sa liquidité, et c'est ce besoin qui explique la fonction fiduciaire de la monnaie. La confiance ne tombe pas du ciel.

A chaque instant, l'offre et la demande de monnaie s'équilibrent en déterminant ce que l'on peut appeler le « prix relatif de la monnaie », c'est-à-dire son pouvoir d'échange par rapport aux autres produits : dès que l'on tient compte de l'incertitude du futur, la monnaie n'est donc plus « transparente » comme elle l'était dans le modèle de référence.

L'inflation s'explique par une « fuite devant la liquidité », la déflation par un « excès de besoin de liquidité », toutes deux entraînent une évolution des prix qui a une influence sur l'économie réelle et aussi sur le besoin de monnaie : ce besoin sera toutes choses égales d'ailleurs d'autant plus faible que les agents anticipent une inflation plus forte.

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Chaque placement comporte un coût de transaction dont une part est fixe : ce coût est donc proportionnellement plus faible quand le placement est plus important. Par ailleurs, le risque encouru par la valeur du patrimoine est d'autant plus faible que celui-ci est davantage diversifié (il faut que les incertitudes des placements ne soient pas corrélées). C'est ce qu'exprime la règle « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ».

De ces deux contraintes résulte que le patrimoine d'un agent économique rapportera d'autant plus que son montant total est plus élevé : la part des coûts de transaction étant plus faible, l'agent le plus riche est en mesure de diversifier davantage son patrimoine. Il peut donc faire bénéficier un créancier moins riche que lui d'un rendement supérieur à celui que ce créancier pourrait obtenir lui-même. C'est ce qu'exprime la règle « on ne prête qu'aux riches ».

Cette situation est à l'origine des banques, créées initialement autour du change qui, leur ayant procuré des dépôts, les a orientées vers l'intermédiation du crédit puis vers la « création de monnaie » (Romuald Szramkiewicz, Histoire du droit des affaires, Montchrestien, 1989, p. 64).

L'ensemble des banques, fortement solidaire, forme une « pyramide fiduciaire » qui culmine dans une banque centrale, régulateur du crédit et outil de la politique économique de l’État à travers la gestion, très délicate, de la monnaie : rien n'est plus dangereux pour une économie que la crise monétaire.

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Les prix des actifs patrimoniaux (notamment le « prix de la monnaie ») n'obéissent pas à la même dynamique que les prix des produits destinés à la consommation.

Ces derniers se fixent sur le marché instantané et donc selon les règles qu'énonce le modèle économique de référence : ils tendent à converger autour du niveau qui équilibre l'offre et la demande. Le prix des actifs, par contre, est déterminé par leur rendement anticipé, ce qui introduit une instabilité qui les fait diverger : ils sont soumis à une forte volatilité.

Au lieu de se stabiliser autour d'un niveau qui représenterait leur « vraie valeur » le prix de ces actifs est soumis à des mouvements de foule qui les font monter jusqu'à ce que l'opinion se retourne pour une raison quelconque, et alors ils baissent jusqu'à ce que l'opinion se retourne de nouveau et qu'ils se mettent à remonter, etc. La « vraie valeur » n'est qu'un attracteur faible que le prix traverse dans un sens ou dans l'autre, sans s'y arrêter, pour fluctuer amplement.

André Orléan et d'autres auteurs en ont conclu que la « vraie valeur » d'un actif n'existe pas, seules les opinions ayant une existence : Keynes a d'ailleurs comparé la Bourse à un concours de beauté où il s'agit non pas de choisir selon ses goûts, mais d'anticiper ce que l'ensemble des joueurs décidera.

Michael Lewis a cependant décrit dans The Big Short (Norton & Company, 2011) une autre stratégie. Michael Burry, tournant le dos à l'opinion, a analysé soigneusement les fondamentaux des entreprises pour choisir ses placements. Le succès extraordinaire qu'a remporté cette stratégie signale qu'il existe bien, malgré la volatilité et l'incertitude, quelque chose que l'on peut considérer comme la « vraie valeur » d'un actif.

2 commentaires:

  1. Tout à fait d'accord avec Hicks, merci pour cette référence à un classique, sur l'existence de deux utilités distinctes, celle du flux (consommé) et celle du stock (détenu) — celle de la glace que l'on déguste et celle de la terrasse sur laquelle on la déguste. Même si au final on peut imaginer une "satisfaction" qui combine l'usage des deux.

    L'utilité d'un actif est cependant quelque chose d'intrinsèquement différent, de l'anticipation de l'utilité future des flux liés à cet actif. En admettant que cette assimilation "actif = rendement futur" vale à peu près pour les titres financiers (actions, obligations, options…), elle ne me semble pas fonctionner pour les actifs non financiers, qui représentent 99% du patrimoine net (13500 milliards d'€ en France).

    Les actifs financiers (23300 milliards) sont en effet équilibrés comptablement par un passif similaire. Les flux futurs liés à ces actifs, qui seront encaissés par un acteur national, seront décaissés pour l'autre. Un gain global d'utilité peut venir des différences entre préférences des deux acteurs, mais il me semble négligeable, au premier ordre, devant l'utilité globale des actifs non financiers.

    Sur les actifs financiers, et la conclusion, il s'agit naturellement d'une affaire de terme, comme vous le sous-entendez. La "vraie valeur" d'un actif financier précis étant de plus en plus "brouillée" (éventuellement d'un facteur 10 ou 100) par les fluctuations massivement intercorrélées des marchés financiers globaux, il faut être investisseur sur un terme de plus en plus long, pour avoir intérêt à miser sur les flux futurs que produira cet actif spécifique. C'est la stratégie bien connue de Warren Buffett.

    L'exemple que vous citez (le livre de Michael Lewis et le cas de Michael Burry) rappelle que "long terme" ne se mesure pas en année, mais en nombre de situations aberrantes par rapport à la marche normale (au sens de gaussienne) des affaires. Une crise financière, c'est le moment de revanche des "bears" sur les "bulls", du long terme sur la tyrannie habituelle du court terme.

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    1. Les actifs non financiers sont comme les autres évalués selon leur utilité future. Considérons en effet le logement : le choix entre le statut de locataire et celui de propriétaire dépend du coût du crédit, du désir de placer son épargne et, sans doute, de se sentir "chez soi", mais aussi des anticipations : crainte d'une hausse des loyers, espérance d'une plus-value, etc.

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