mercredi 7 octobre 2015

Innovations et industrie

Contribution à une double page de L'Humanité du 2 octobre 2015 intitulée « Innovations et industrie : sésames pour sortir de la crise ? » (les questions sont celles que le journal m'a posées).

1° Pourquoi cette injonction généralisée à innover dans tous les secteurs d'activité ? Est-ce qu'on n'innove pas en fait quotidiennement pour s'adapter ou résoudre des problèmes ?

« Innover » n'est pas aujourd'hui une « injonction » mais la réponse à la situation résultant d'une révolution industrielle qui a débuté au milieu des années 1970 : l'informatisation a transformé la nature des produits, la façon de les produire, l'organisation des entreprises, le régime de la concurrence. Elle a fait éclore le néo-libéralisme, suscité la mondialisation et procuré des armes puissantes aux prédateurs.

Le rapport entre la société et la nature a été modifié : tout se passe comme si la nature avait changé, comme si nous avions été transplantés sur un continent qu'il faut aménager mais dont nous ne connaissons ni la géographie, ni la flore, ni la faune.

L'évolution met en question des habitudes et formes d'organisation naguère efficaces, les institutions et les personnes sont soumises à une tension pénible : il leur faut, en effet, innover quotidiennement pour résoudre une foule de problèmes.

2° Est-ce que l'innovation est un facteur de croissance économique ?

On peut retourner la question comme un gant : la croissance est-elle possible sans innovation quand il s'agit de s'adapter à un monde nouveau ?

Il faut s'entendre sur ce que l'on nomme « croissance ». Un indicateur comme le PIB évalue le volume de la production mais non sa qualité alors que ce celle-ci contribue au bien-être matériel des consommateurs, but essentiel de l'économie. Le passage du téléphone filaire au téléphone mobile, puis au téléphone « intelligent » a transformé la vie des gens sans que cela se voie dans le PIB. Il en est de même pour l'Internet, le Web, les machines informatisées (robots, automobiles, équipements médicaux), etc.

Toute révolution industrielle détruit des emplois dans un premier temps : à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles des régions ont été ruinées par la mécanisation du textile. Le sous-emploi de la population active constaté aujourd'hui est un symptôme d'inefficacité : il faudra un délai et des efforts pour retrouver le plein-emploi.

3° L'innovation prend de nombreuses formes : l'innovation technique bien sûr est omniprésente, mais est-ce aussi le cas de l’innovation sociale et culturelle ? Est-elle valorisée ?

L'informatisation a des conséquences dans tous les domaines de l'anthropologie : économie, psychologie, sociologie, culture, valeurs, etc. Notre société ne pourra atteindre la maturité que si elle prend conscience des possibilités et des risques que cela comporte : chacun, chaque institution, chaque entreprise doit mûrir sa compréhension du phénomène et elle doit en effet déboucher sur des innovations culturelles et sociales.

Il faut parvenir à penser la dynamique historique et dialectique qui noue les techniques à leur utilisation. Ceux qui croient que seule importe la technique sont des apprentis sorciers : en témoignent les excès de la finance dans l'utilisation des algorithmes, notamment pour le trading de haute fréquence. Ceux qui, symétriquement, croient que seuls les usages importent sont aveugles au changement des possibilités et des risques que provoque la technique.

4° Valorise-t-on l'innovation technique dans les entreprises pour légitimer les réorganisations du travail, de la concurrence déloyale (exemple d'Uber) voire des suppressions d'emplois… ?

Toute révolution industrielle éveille cette tentation, la nôtre ne fait pas exception. Des prédateurs s'enrichissent en s'emparant de patrimoines mal protégés ou en prélevant une dîme sur les transactions, ils sont agiles parce que ni la loi, ni les scrupules ne les retiennent. Ils ont été les premiers à tirer parti de la mécanisation, ils sont les premiers à tirer parti de l'informatisation.

Pour contenir la prédation il faut un législateur judicieux, un système judiciaire compétent, des associations de consommateurs et des syndicats vigilants : cela suppose un effort pour comprendre la situation, puis de l'énergie, enfin du courage.

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