samedi 25 novembre 2017

Il faudra s’attendre à une exponentielle

(Entretien de Vincent Lorphelin et Michel Volle avec Benoît Barbedette, 30 juillet 2015, WE/conomie)

L’informatisation, point de rencontre entre la « micro-électronique, le logiciel et internet », nous a fait pénétrer dans l’ère de l’iconomie. Que signifie le vocable ? Selon Michel Volle et Vincent Lorphelin, coprésidents de l’Institut de l’Iconomie, les préceptes de ce nouvel âge se vérifient sur quatre champs : l’emploi, l’économie, la production et le commerce. Explications.

Pouvez-vous définir cette transition iconomique, dans le temps, les étapes clés et une perspective ?

M. Volle : On peut dater de 1975 l’émergence du système technique informatisé. Il a fait suite au système technique mécanisé et chimisé antérieur. La mécanique et la chimie ne sont pas supprimées : elles s’informatisent. La ressource informatique est devenue ubiquitaire dans les années 1990 avec l’Internet. L’informatisation a fait alors émerger un être nouveau : le couple que forment le cerveau humain et l’automate programmable. L’automatisation de la production a substitué dans l’emploi le cerveau d’œuvre à la main-d’œuvre. Il en résulte un bouleversement des organisations. Les produits sont devenus des assemblages de biens et de services. La production des biens est automatisée, celle des services est assistée par l’automate.

Quelles ont été les innovations marquantes depuis 20 ans ? Et celles à venir dans un futur proche ?

M. Volle : Le téléphone mobile, devenu un ordinateur, a conféré l’ubiquité absolue à la ressource informatique (dont l’accès n’est plus conditionné par la proximité d’un ordinateur de bureau ou d’un ordinateur portable). Dans un futur proche l’Internet des objets va transformer les produits et informatiser jusqu'au corps humain. L’impression 3D va procurer de nouvelles possibilités à la mécanique. Les processeurs multicœurs et la programmation parallèle qui leur est associée vont ouvrir de nouvelles perspectives de puissance, qui prendront le relais de la loi de Moore. On peut, enfin, espérer que les systèmes d’information feront des progrès qui ouvriront aux entreprises des possibilités inédites. Il faut s’attendre à une exponentielle. Le futur apportera des possibilités très supérieures à ce que nous connaissons aujourd’hui.

Vous souhaitez souligner la notion d’« exponentielle ». Pourquoi ?

V. Lorphelin : Oui. L’ampleur des mutations sera supérieure à celle de la révolution industrielle, du XIXe siècle. La disruption technologique et l’évolution des usages créent à la fois des convergences et des mouvements qui s’entrechoquent. La mode est, par exemple, à l’époque un nouveau secteur créé par les rebonds inattendus entre machine à coudre et prêt-à-porter, rotatives et publicité de presse, architecture métallique et grands magasins. Mais se développe aussi une exponentielle de la complexité, aussi bien culturelle que technique, qu’on ne peut pas considérer comme favorable tant qu’elle n’est pas maîtrisée. La France est ainsi longtemps restée sidérée face à la révolution électrique. Elle a tout fait pour la décourager et protéger les compagnies existantes du gaz et des omnibus. Les réactions de défense face au numérique sont du même type.

Quelles sont les entreprises qui symbolisent, selon vous, l’iconomie ? Et quel rôle jouent les start-up ?

M. Volle : Les entreprises qui symbolisent l’iconomie sont celles dont le dirigeant possède une intuition exacte des possibilités et risques qu’apporte l’informatisation. Voici quelques exemples avec Axon’, Lippi, Withings, Asteelflash… Ce sont toutes des ETI en forte croissance. Les grands groupes tels Orange, EDF, SNCF… peinent à assimiler l’iconomie car elle bouscule leurs habitudes et leur organisation. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’espoirs sont mis dans les start-up. Mais ils ne se concrétiseront que si les solutions sont mises en œuvre par des entreprises de grande taille. C’est-à-dire si les start-up cessent d’être des start-up.

Quels sont les trois secteurs d’activité les plus sujets aux transformations provoquées par l’iconomie ?

M. Volle : J’en vois trois. Les secteurs de la banque et des assurances, pour des raisons de productivité, avec l’automatisation du back-office pour la banque, et les recherches et traitements des dossiers pour l’assurance. L’informatisation leur a permis, en outre, de définir et commercialiser des produits nouveaux. Autre secteur d’activité visé : les télécommunications et réseaux. Ils ont été entièrement « numérisés ». Les routeurs et commutateurs sont des ordinateurs spécialisés. Enfin, les univers de la mécanique et et de la chimie sont de plus en plus robotisés et automatisés. On peut prévoir aussi une transformation profonde des grands systèmes de la nation tels que la santé, l’éducation, la justice, l’armée… Mais elle sera lente en raison de l’inertie de ces êtres gigantesques.

Le big data, nourri par l’informatisation et les données personnelles, est-il constitutif de l’iconomie ?

M. Volle : Depuis les années 1970 l’analyse des données s’appuie sur l’informatique pour traiter de grandes quantités de données en extrayant et visualisant les corrélations. L’interprétation de ces corrélations suppose cependant, contrairement à ce que prétendent des experts du big data, une connaissance théorique préalable du domaine observé. L’informatisation procure en outre un nouveau type de données, les traces que chacun laisse sur l’Internet lors de ses vagabondages documentaires et transactions. Leur interprétation (qui, elle aussi, nécessite une connaissance théorique préalable) permet une segmentation fine proche de la personnalisation et cela facilite le travail des publicitaires, du marketing… et des services de renseignement. L’analyse discriminante permet d’inférer, à partir des données observées, les attributs implicites d’une personne (intentions d’achat, opinions politiques…). Une régulation sera nécessaire pour limiter les éventuels abus.

V. Lorphelin : L’enjeu du big data est de valoriser la traçabilité, l’identification et l’historicisation des transactions, des utilisateurs, des usages, des ressources et données de tous ordres. Tout cela doit renforcer nos capacités d’anticipation. Mais il y a aussi un autre phénomène. Avec le big data, l’utilisateur, en multipliant les traces, prend plus de pouvoirs. L’un des enseignements de l’affaire Uber, par exemple, c’est qu’en notant le chauffeur de taxi sur 5 étoiles, l’utilisateur a la capacité de révolutionner un secteur en quelques mois, que le pouvoir politique essaie en vain de réformer depuis 50 ans.

Enfin, l’iconomie est-elle génératrice d’une nouvelle sémantique1 qui véhiculerait quelle philosophie ou quels concepts ?

M. Volle : L’informatisation d’une entreprise requiert une ingénierie sémantique qui choisisse et définisse des concepts pertinents en regard de son action, ainsi que le vocabulaire qui les désigne. C’est l’un des points les plus délicats (et les plus négligés) des systèmes d’information. Garbage in, garbage out : il ne peut rien sortir de bon d’un système d’information dont le socle sémantique est fallacieux. De façon plus générale, l’informatisation apporte du nouveau dans les techniques de la pensée (que l’on pense à l’art de la programmation, de la modélisation…) : c’est donc une innovation philosophique.

V. Lorphelin : L’ingénierie sémantique reste un domaine peu exploré bien que crucial dans la perspective qui s’ouvre. Or le langage induit une psychologie cognitive particulière et doit traduire parfaitement ce que l’on veut comprendre. Par exemple, il doit aider les dirigeants à avoir des intuitions exactes. Si les termes ou locutions sont imprécis, on aboutit à des impasses cognitives. Des termes impropres donnent des concepts flous. Exemple : le mot multimédia s’est vidé de sa substance, il est devenu ringard. Autre Exemple : l’expression « travail gratuit », sujette à ambivalence ! Gratuit ne veut pas dire gracieux dans un univers collaboratif où le développement des contributions non rémunérées ne signifie pas qu’elles sont désintéressées. Pour être plus précis, on devrait dire « travail à toutes fins utiles ».

Quels sont les nouveaux métiers ou classifications de métiers nés de l’iconomie ? Et les formations adéquates pour y répondre ?

M. Volle : Les tâches répétitives étant automatisées, l’essentiel de l’emploi réside dans les travaux nécessaires à la conception des produits, dans les services que ces produits comportent. Pour la conception, les étapes passent par le design du produit ; l'ingénierie de sa production ; la conception, programmation et construction des automates ; la conception et mise en place du réseau de services ; l'ingénierie d’affaires pour construire le réseau des partenaires qui sont associés dans la production… Dans les services, il faut intégrer les conseil avant vente, financement éventuel d’un prêt, assistance à l’utilisation, supervision, maintenance et entretien périodique, remplacement en fin de durée de vie, recyclage des biens usés ou obsolètes…

Dans l’entreprise, quelles sont les hiérarchies en transformation, selon vous, et fonctions émergentes (voir le rôle des « stratèges », le poids de l’hypercommunication…) ?

M. Volle : Le cerveau d’œuvre ne peut être efficace que si l’entreprise lui délègue la légitimité qui répond aux responsabilités dont elle le charge, et lui attribue donc les deux attributs de la légitimité : le droit à l’erreur, le droit à l’écoute. Il en résulte que la fonction de commandement, qui reste nécessaire, perd le caractère sacré que lui conférait l’organisation hiérarchique. Le cerveau d’œuvre met en exploitation une compétence (connaissance orientée vers l’action) qui constitue un capital personnel. L’iconomie est une économie de la compétence. Le concepteur ou l’agent de la première ligne qui constatent ce qui se passe dans le monde de la nature (physique ou psychosociale) doivent pouvoir être écoutés lorsqu'ils en rendent compte à l’entreprise : un “commerce de la considération” doit s’établir entre ceux qui commandent et ceux qui exécutent, ainsi qu’entre les diverses spécialités que l’entreprise coordonne.

Les modèles d’affaires sont bouleversés, voire affectés, dites-vous. Avec l’émergence d’acteurs « prédateurs » (du type plateformes sur internet). Dans quel domaine l’avez-vous constaté ?

M. Volle : Les véritables prédateurs sont dans la Banque, car elle s’est lancée dans la “production d’argent” sous la seule contrainte du “pas vu, pas pris”. En atteste le montant des amendes que les banques ont accepté de payer pour éviter des procès, soit 190 milliards de dollars depuis 2007. Les plates-formes, qui rendent un service utile d’intermédiation commerciale, sont qualifiées de “prédatrices” par les entreprises dont elles déstabilisent le circuit commercial et qui ne savent pas comment riposter. La véritable prédation n’est donc pas où l’on croit généralement la voir. Il est vrai cependant que l’informatisation déstabilise les entreprises, les institutions, et fait émerger de nouveaux acteurs qui se taillent la part du lion. Il y a donc de la casse, c’est ce qui s’est produit après chaque changement de système technique. Comment limiter la casse, comment faire pour que la transition soit la plus courte possible, comment contenir les prédateurs : c’est tout le problème.

V. Lorphelin : En premier lieu, le trading à haute fréquence est nocif, bien au-delà de l’environnement de la finance. Le constat est partagé, jusqu'au sein de la Commission européenne. Pour les plate-formes informatiques, soyons moins sévères, même si elles ont pris une place prépondérante dans divers commerces et services. Les GAFA font pour l’instant plus de bien que de mal mais ils risquent de devenir nocifs à leur tour. Un des enjeux clés réside dans la reconnaissance du travail « à toutes fins utiles ». Il faut que les GAFA redistribuent les richesses ainsi produites, plutôt que les monétiser à leur unique profit. Des nouvelles solutions comme FairlyShare sont testées pour adapter les licences libres, afin que les contributions restent gratuites pour les biens communs comme Wikipedia, mais deviennent payantes dès qu’elles sont monétisées.

Le risque (commercial) est de perdre le contact direct avec le client. Comment lutter ? Le rôle du politique dans l’iconomie est-il majeur ?

M. Volle : Pour créer et maintenir le contact avec son client, l’entreprise doit savoir écouter les personnes qu’elle a mises en première ligne, en face des clients. Or ce n’est pas ce qu’elles font : les plateaux téléphoniques sont sous-traités, les conseillers clientèle reçoivent des consignes absurdes. Ce problème-là n’est créé ni par l’informatisation, ni par les plates-formes, mais par l’inadéquation des organisations et des méthodes. Les plate-formes d’intermédiation ne concurrencent pas les producteurs (les éditeurs), mais les distributeurs (les libraires). Les entreprises qui sauront fournir à leurs clients des services de haute qualité résisteront victorieusement à la concurrence des plates-formes, dont le seul avantage (certes important) est d’offrir un choix étendu de produits. Le rôle du politique consiste à créer les conditions de l’efficacité dans l’économie informatisée. Ce qui passe par quatre étapes : informatiser les grands systèmes de la nation ; soutenir l’innovation par une régulation bien dosée ; contenir la prédation avec des lois convenables et un système judiciaire compétent. Et, enfin, encourager les entreprises à améliorer la qualité de leur système d’informations.

Vous mettez en exergue la « concurrence monopolistique », comme modèle de référence, et la notion de « coût marginal nul », comme point de repère. Pouvez-vous en expliquer les enjeux ?

M. Volle : Lorsque la production est automatisée, le coût marginal n’est pratiquement plus que le coût des matières premières. Il est souvent faible ou tellement négligeable que l’on peut schématiquement dire qu’il est nul. Le coût de production se condense alors dans le coût de conception initial et dans le dimensionnement du réseau de services. Il est engagé en totalité avant que l’entreprise n’ait vendu la première unité de son produit. Le coût moyen de production décroît alors lorsque la quantité produite augmente : le rendement d’échelle de la production est croissant. Dans ce cas, les conditions de l’équilibre de concurrence parfaite ne sont pas réunies. Le marché obéit soit au régime du monopole naturel, soit à celui de la concurrence monopolistique. Ce dernier s’impose lorsque le produit est susceptible d’une diversification en variétés destinées chacune à un segment de clientèle différent. C’est le cas de la plupart des produits. L’entreprise a alors pour stratégie la conquête d’une position de monopole sur un segment des besoins. Elle sera en concurrence par le prix envers les clients qui sont indifférents entre la variété qu’elle offre et une variété offerte par une autre entreprise. Un marché qui obéit au régime de la concurrence monopolistique est soumis à une dynamique bouillonnante, les zones de monopole étant remodelées par une innovation rapide. C’est l’économie du risque maximum. Les résultats d’un investissement sont aléatoires, les positions acquises sont souvent bousculées.

V. Lorphelin : Prenons l’exemple de deux marchands de glace situés aux deux extrémités d’une plage. Comme les vacanciers vont chez le glacier le plus proche, celui-ci est en position de monopole de son côté de la plage. Ce modèle de “concurrence monopolistique » est celui de la suite Office de Microsoft dans les années 80, puis les microprocesseurs d’Intel ou l’iPhone en 2007, qui ont été longtemps des produits uniques, sans concurrents directs. En revanche, il va bientôt dominer celui de la concurrence parfaite, qui a jusqu’alors régi l’économie. De plus, le coût de programmation d’un nouveau logiciel est très lourd, tandis que son coût de distribution par téléchargement est quasi-nul. C’est l’inverse du modèle d’un produit de consommation courante. L’essentiel des règles de l’économie classique est donc à revoir.

Quels sont les indicateurs et agrégats de l’iconomie ? Que doivent-ils mesurer de la valeur ajoutée, y compris dans la part d’invisible ?

M. Volle : Est invisible ce que l’on n’observe pas, est visible ce que l’on a décidé d’observer. La frontière n’est pas fixée dans la nature des choses mais dans la délimitation de l’observation : l’appareil statistique ignore aujourd'hui pour l’essentiel les conséquences de l’informatisation, nous avons engagé une discussion pour combler cette lacune. L’indicateur fondamental serait celui qui mesure le bien-être matériel de la population (et non son bonheur ni l’équité, certes importants mais qui ne relèvent pas de l’économie). On peut l’approcher en évaluant le degré de diversification des produits. Plus le nombre de variétés d’un même produit est élevé, plus est forte toutes choses égales d’ailleurs la probabilité que chaque consommateur puisse trouver sur le marché une variété proche de ses besoins. Un autre indicateur serait le rapport qualité/prix des produits, en entendant par “qualité” non seulement le degré de finition, mais aussi l’adéquation du produit aux besoins à finition égale (c’est-à-dire la pertinence des critères de différenciation). On peut aussi s’interroger à l’efficacité de la production c’est-à-dire, dans l’iconomie, sur l’efficacité de l’informatisation des entreprises. On peut l’approcher en évaluant la qualité des systèmes d’information en considérant quatre ingénieries : ingénierie sémantique, ingénierie des processus de production, ingénierie du contrôle, ingénierie stratégique (y compris l’ingénierie d’affaires).

V. Lorphelin : Nous ignorons ce que nous ne savons pas mesurer, ou mal. Nous avons besoin de nouvelles métriques capables de révéler les effets positifs ou négatifs des compétences relationnelles, d’une dynamique collective ou de la valeur sociale et environnementale. Or ces métriques s’invitent en masse sur internet grâce à l’analyse des traces des utilisateurs. C’est l’émergence de l’économie de l’utilité, l’usage dépassant l’esprit de possession, qui doit amplifier le bien-être matériel en limitant la consommation, et contribuer ainsi au bien-être social et environnemental.
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1 Référence à la « langue bien faite » aidant aux bons raisonnements, chère à Lavoisier en 1789.

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