jeudi 9 novembre 2017

Le dialogue entre les experts et les académiques

« The theologians who declined, when invited, to look through Galileo's telescopes, were already, as they thought, in possession of sufficient knowledge about the material universe. If Galileo's findings agreed with Aristotle and St Thomas there was no point in looking through a telescope ; if they did not they must be wrong » (Joseph Needham, Science and civilisation in China, Cambridge University Press, 1956, vol. 2, p. 90).
Gabriel Chevallier a décrit dans La peur l’incompréhension des gens de l’arrière envers les combattants du front pendant la guerre de 14-18.

Les premiers s’étaient habitués aux récits héroïques que publiaient les journaux. Lorsqu’ils rencontraient un permissionnaire ils attendaient ou exigeaient de lui la confirmation de ce que disait la presse. Certains combattants, cédant à cette pression, régalaient leur auditoire de contes d’un héroïsme délirant. D’autres, sachant que personne à l’arrière ne pouvait concevoir ce qu’ils avaient vécu, se taisaient sombrement.

Chacun de nous rencontre des situations analogues. L’expérience que l’on fait lorsque l’on élève des enfants est incompréhensible pour une personne qui n’en a pas eu, cela ne l’empêche pas de donner des conseils aux parents.

Mon expérience est celle du travail dans des entreprises, de la création et la direction d’entreprises, de l’examen de ce qui se passe sur le terrain, du conseil à des dirigeants. Elle m’a fait constater des faits qu’aucun des cours que j’ai subis, aucun des livres et des articles que j’ai lus ne mentionnent. Il m’arrive souvent, lorsque j’évoque ces faits, de contrarier un philosophe, un économiste, un historien, un sociologue, un informaticien, etc.

Ils s’inquiètent de savoir ce qui m’autorise à dire de telles choses, me demandent de citer les auteurs sur lesquels je m’appuie. Lorsque je leur dis que je m’appuie sur mon expérience ils se détournent en haussant les épaules. Je pourrais bien sûr citer des auteurs, car mon expérience est aussi celle de la lecture : mais une sorte de pudeur m’interdit d’étaler mon érudition.

Que peut d'ailleurs valoir la « science » qu'ils bâtissent en ruminant leurs lectures et en ignorant les faits qu'apportent des témoins ?

Le phénomène n’est heureusement pas général. Il se trouve aussi, parmi ces personnes, quelques-unes que mon témoignage étonne mais intéresse et qui me posent des questions pour en savoir plus. Elles sont minoritaires mais elles existent. Nous y reviendrons.

Chaque spécialiste est d’ailleurs capable de réalisme dans sa spécialité : tel fait, dont l’évocation scandalise un juriste, sera admis et même expliqué par un sociologue qui, par contre, ne voudra rien entendre quand je parle de technique.

Je reconnais volontiers que le constat des faits ne se suffit pas : il faut les avoir vérifiés, car on peut être dupe de sa propre vision. Puis il faut savoir si le fait que l’on a constaté mérite d’être pris en considération, car parmi les faits innombrables qui se présentent à notre perception certains sont négligeables : il faut donc choisir ceux que l’on gardera en mémoire, tâche délicate. Enfin le constat d’un fait ne suffit pas, nous voulons aussi le comprendre, lui associer une explication : c’est le domaine des hypothèses, elles sont toujours discutables.

Je suis donc méticuleux. Lorsque je constate dans une entreprise un fait qui me surprend, j’interroge les personnes qui travaillent dans cette entreprise : ce fait est-il réel ? Oui, répondent-elles souvent, et elles ajoutent même que la situation est pire que ce que je crois avoir entrevu. J’en parle ensuite à d’autres consultants : ont-ils fait le même constat ? Oui, répondent-ils eux aussi, et ils citent des entreprises où ils ont constaté ce phénomène, ajoutent des détails, proposent parfois une hypothèse qui peut aider à le comprendre.

Je devrais sans doute noter ces conversations sur un carnet ainsi que leur date, leur lieu et le nom de l’interlocuteur : je disposerais peut-être ainsi de preuves convaincantes, mais je cherche à comprendre plus qu’à me protéger en enregistrant un protocole. Ce que j’ai compris, je le dis ensuite sans paraphrase ni circonlocution : cela donne à mes écrits un « ton » affirmatif qui contrarie certaines personnes et cette contrariété s’ajoute à l’autre.

Comment se faire entendre par un économiste qui affirme que le dirigeant d’une entreprise est l’agent des actionnaires ? Que le seul but d’une entreprise, c’est de faire du profit ? Que le marché suffisant à tout, la régulation est inutile ? Que la prédation est négligeable ?

Comment se faire entendre par un juriste qui, rejoignant en un sens l’économiste ci-dessus, pense qu’une entreprise est la propriété de ses actionnaires ? Par un sociologue qui estime que dans les « nouvelles technologies » seuls importent les « usages », et veut ignorer les techniques qui leur permettent de se déployer ?

« Vous êtes trop subjectif », me disent-ils, car ils ne sentent pas que j’ai sélectionné, vérifié et recoupé les faits que je rapporte. Je pourrais répondre qu’ils sont subjectifs eux aussi, de la subjectivité collective qui est celle de leur discipline et qui, souvent, les incite au conformisme et à l’étroitesse.

Il devrait pourtant être possible de s’entendre. Les explorateurs qui, au XIXe siècle, se risquaient dans les « zones blanches » de la cartographie en rapportaient des faits surprenants : ils décrivaient une flore et une faune inconnues, des tribus au langage et aux mœurs étranges, des montagnes, fleuves et lacs dont on n’avait eu jusqu’alors aucune idée.

Les géographes accueillaient ces témoignages avec avidité. Ils savaient bien sûr que tout témoin est inévitablement « subjectif » mais il ne leur venait pas à l’esprit de nier la réalité des faits qui les surprenaient : le témoignage de l’explorateur leur fournissait une matière première précieuse, ils l'exploitaient en l’interprétant et en le recoupant.

Les « académiques » des diverses spécialités pourraient et devraient se comporter, avec les personnes qui témoignent de ce qui se passe « sur le terrain », comme l’ont fait naguère les géographes avec les explorateurs : accueillir le témoignage, interroger le témoin pour obtenir des précisions supplémentaires, recouper les divers témoignages et les interpréter.

Ils devraient s’interdire de prononcer les phrases qui indiquent au témoin que l’on doute de son honnêteté comme de son savoir-vivre : « vous êtes trop subjectif », « votre ton me gêne », « qu’est-ce qui vous autorise à dire ça », « dans quel livre avez vous trouvé ça », « quels sont les auteurs qui vous servent de référence », « qu’avez-vous publié », etc.


2 commentaires:

  1. Ah oui ! Magnifique, et tellement vrai ! Merci!

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  2. Bien dit, en effet.
    Et je pense que les relations avec l'administration (peut-être devrais-je écrire l'Administration, voire le Léviathan) méritent les mêmes remarques.

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