dimanche 11 mars 2018

L’économie numérique et la statistique

Intervention au colloque du Conseil national de l’information statistique (CNIS), 7 mars 2018

La plupart d’entre nous ont du numérique une expérience acquise à domicile en surfant sur le Web, en commandant des livres chez Amazon, en consultant Google, en utilisant la messagerie. Ceux d’entre nous qui sont des économistes tirent les leçons de cette expérience en considérant l’économie des plates-formes, les marchés bifaces, etc. Par ailleurs les médias nous invitent tous à l’enthousiasme ou à l’inquiétude à propos des robots et de l’intelligence artificielle.

Pour bien comprendre ce qui se passe, il faut cependant dépasser cette expérience individuelle et considérer les effets du numérique dans les institutions, dans les entreprises.

Le système productif a été en effet transformé en profondeur. La symbiose de l’intelligence humaine et de l’intelligence artificielle a fait naître un nouvel individu, le « cerveau d’œuvre » auquel son « ordinateur » présente à chaque instant les documents, espaces de saisie et commandes qui répondent à sa situation.

Le numérique exige par ailleurs une synergie des cerveaux d’œuvre en vue de l’efficacité collective de l’entreprise. Cette synergie ne peut être obtenue que si le langage de l’entreprise est cohérent et si les volontés des individus sont animées par des intentions convergentes.

Il faut, pour que le cerveau d’œuvre puisse être efficace, que le travail soit intelligemment réparti entre l’être humain et l’ordinateur. Celui-ci réalise efficacement le travail prévisible, répétitif, programmable, tandis que seul l’être humain est capable de se débrouiller devant un imprévu, d’interpréter une situation particulière, de comprendre ce que dit un client.

Afin d’explorer les conséquences de cette transformation nous avons construit le modèle d’une économie numérique qui serait par hypothèse parvenue à l’efficacité, l’iconomie1.

La main d’œuvre des usines était, comme le Charlot des Temps modernes, invitée à accomplir avec discipline une tâche répétitive : ses ressources mentales étaient laissées en jachère. L’iconomie sollicitant les ressources mentales du cerveau d’œuvre, chaque individu est invité à former et tenir à jour une compétence technique et relationnelle.

Alors que l’industrie mécanisée assimilait l’entreprise à une machine, l’iconomie reconnaît en elle une réalité psychosociologique. On ne peut pas en effet commander le cerveau d’œuvre comme on a commandé la main d’œuvre, car il réclame les symboles qui conféreront un sens à son action : la synergie ne peut être atteinte que si les cerveaux d’œuvre partagent une représentation de l’entreprise, de ses produits, clients et processus de production.

L’automatisation des tâches répétitives réduit par ailleurs le coût marginal à tel point que le rendement d’échelle est croissant dans la plupart des branches. Cela renverse l’une des hypothèses sur lesquelles la théorie néo-classique s’appuyait pour démontrer l’optimalité de la concurrence parfaite : dans l’iconomie le régime de la concurrence monopolistique2 s’impose et cela nécessite une forme spécifique de la régulation3.

Plus on automatise, plus se fait sentir le besoin d’une relation de personne à personne. Les produits de l’iconomie sont donc des assemblages de biens et de services, élaborés par un réseau d’entreprises partenaires qui les suit jusque dans les mains de leurs utilisateurs.

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Tous ces phénomènes se reflètent dès aujourd’hui dans le système d’information de l’entreprise4 : symbiose et synergie, cohésion des biens et services, interopérabilité des partenariats. Si l’on veut vraiment comprendre le numérique, c’est donc sur les systèmes d’information qu’il faut diriger les outils d’observation statistique.

Certains économistes sont tentés de croire que l’efficacité est pour les entreprises un attracteur dont elles ne s’écartent jamais fortement. D'autres observent au contraire les « écarts à l’efficacité », et leur approche est la plus pertinente.

Le monde réel n’étant pas un monde idéal, l’économie numérique actuelle n’a pas en effet atteint l’efficacité de l’iconomie. L’expérience montre qu’un système d’information ne peut être de bonne qualité que si le dirigeant de l’entreprise s’implique personnellement dans sa conception, car celle-ci doit surmonter les obstacles que la sociologie de l’entreprise lui oppose. Cependant seule une minorité parmi les dirigeants est consciente de l’importance du système d’information : nombre d’entre eux estiment que l’informatique n’est qu’un art d’exécution sans consistance stratégique, certains n’ont même que mépris envers cette « technique ».

Les interfaces homme-machine ne sont pas définies alors en regard des exigences de l’action, mais selon les préjugés de la direction générale. Cela provoque sur le terrain une surprenante abondance d’absurdités qui soumettent les cerveaux d’œuvre à un stress dont on a de nombreux témoignages.

Il arrive aussi que chaque direction ait son propre vocabulaire, sa propre interprétation des codages, d’où une abondance d’homonymes dont résulte que souvent on ne sait littéralement pas de quoi on parle. « Garbage in, garbage out » : le meilleur des algorithmes ne pourra rien donner qui vaille s’il est alimenté avec des données mal définies.

L’information qui parvient alors aux dirigeants est biaisée et fallacieuse, parfois illisible : la compétence en statistique étant rare dans les entreprises, peu d’entre elles savent traiter les séries chronologiques et sélectionner les quelques indicateurs qui éclaireront la concertation stratégique au sein du comité de direction. Par ailleurs les processus de production sont désordonnés : des erreurs d’adressage et piles « last in, first out » entraînent des délais aléatoires, des pertes de dossiers, des travaux redondants, etc.

L’infrastructure informatique elle-même est fragile. Les progiciels du commerce sont des boites noires qui s’appuient chacune sur un matériel et un SGBD particuliers, le tout bogué et évoluant au gré des obsolescences et changements de version. Les informaticiens s’épuisent à faire marcher cette machine brinquebalante sous la pression d’une direction générale qui ne songe qu’à comprimer les coûts et d’utilisateurs qui exigent un service continuellement impeccable.

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La statistique observe aujourd’hui l’utilisation des outils informatiques par les agents, mais non les systèmes d’information. C’est pourquoi nous proposons au CNIS d’inscrire au programme de l’observation statistique une enquête sur la qualité des systèmes d’information.

On pourra s’inspirer, pour la concevoir, des travaux du MIT5, du CIGREF6, ainsi que de l’expérience qu’ont accumulée des experts en stratégie des entreprises et en architecture des systèmes d’information.

La situation présente est analogue à celle du début du XIXe siècle : la France s’étant vigoureusement industrialisée à partir de 1830, les statisticiens ont suivi la démarche monographique qui seule peut introduire à la connaissance des faits, comme dira plus tard Alfred Sauvy, et permettre de concevoir un cadre conceptuel adéquat à la situation. L’enquête Industrie 1847 publiée par la Statistique générale de la France contient une description de chaque établissement qui indique la valeur des produits, dénombre ses moteurs et machines, etc.

Les économistes et les statisticiens doivent secouer les habitudes de leurs corporations, prendre le risque d’observer la situation présente afin de créer, comme l’ont fait les classiques confrontés à la situation de leur temps, les concepts et les instruments d’observation qui permettront à l’État de définir une politique économique judicieuse en regard des possibilités et des dangers qu’apporte le numérique, et aux dirigeants de concevoir eux aussi une stratégie judicieuse pour leur entreprise.
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1 Michel Volle, iconomie, Economica, 2014.
2 Claude Rochet et Michel Volle, L’intelligence iconomique, De Boeck, 2015, p. 48.
3 L’intelligence iconomique, op. cit., p. 68.
4 Michel Volle, article « Systèmes d’information », Encyclopédie des techniques de l’ingénieur, 2011.
5 Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, The Second Machine Age, Norton & Company, 2015.
6 Ahmed Bounfour, Digital Futures, Digital Transformation, CIGREF et Springer, 2016.



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